Roger Federer, merci pour toute cette souffrance

Elias Baillif
6 min readSep 23, 2022

Gary Lineker a un don pour trouver des formules qui font mouche. Malgré la froideur industrielle des messages en 280 caractères postés à la va-vite sur Twitter, l’ancien international anglais a réussi à saisir le vrai à propos de Roger Federer : “Te voir jouer a été l’un des grands plaisirs de la vie. Tu as apporté tant de joie à tant de monde”.

Sur ce point, Lineker a raison. Voir jouer Federer a été une source de bonheur pour beaucoup. Il a rendu les gens heureux, changé la face du tennis, érigé des légions de dévots à travers le monde et poussé l’épicière de ma rue à se lever à trois heures du matin pour voir ses exploits, quand bien même à six heures, il fallait ouvrir la boutique.

Seulement, ce que les hommages ne disent pas, c’est que Roger Federer a aussi été une atroce cause de souffrances.

S’il fallait situer l’origine de ma piété sur l’axe chronologique de la carrière de Federer, je dirais que j’ai rejoint le mouvement au moment où la terre s’est arrêtée de tourner. Je suis un enfant de la ruine, un fan post-2008. Avant ça, RF faisait partie de ma vie, mais disons qu’il ne m’avait jamais donné de vraies raisons de l’aimer.

“On aime vraiment qu’après avoir souffert”

Je me vois lire le journal gratuit un matin et de me plaindre auprès de la mère d’un ami que Federer gagnait trop souvent. Déjà qu’il fallait conduire les gosses dans la désolation d’un arrêt de bus à l’aube, voilà que le gamin de la voisine se mettait à lui sortir des conneries comme on n’en fait pas, à cette honorable mère de famille…

Mais c’est qu’à cette époque, Roger ne m’avait pas encore fait souffrir. On n’aime vraiment qu’après avoir souffert pour la première fois.

Impuissance, expressions tétanisées et choc post-traumatique, nous y voilà. Roland-Garros 2008, Wimbledon 2008, Open d’Australie 2009. Au sein de cette trilogie de sinistres chefs-d'œuvre, les coups de raquette ciselés dans le cristal sont anéantis par les tirs de mortier venus de l’autre côté du filet.

Voir Rafael Nadal pilonner le revers exquis du Maître — le plus beau coup du circuit — c’est voir les barbares dynamiter les Bouddhas de Bâmiyân ou Notre-Dame brûler. C’est une profonde atteinte à l’art, au beau, au patrimoine matériel mondial. On a envie de mettre une fleur dans le fusil de Nadal pour faire que tout s’arrête, de le conjurer à mettre fin à son entreprise de démolition, ou au moins de lui demander de s’y prendre autrement, mais rien n’y fait.

En Australie, Roger émerge des gravats et il pleure. “Oh God, it’s killing me”, agonise-t-il. Les dieux du tennis l’ont abandonné. À 12 ans, voir un homme en sanglots me gêne terriblement. Mais dans cet instant de détresse émotionnelle du champion battu, je comprends que le moment est venu de renouveler les vœux de fidélité à son égard.

À la différence des anciens, je n’ai pas connu les années où tout était facile. Le 81–4 en 2005, le 92–5 en 2006, l’ère de la tyrannie de velours. Je l’ai écrit plus haut, mon Federer, c’est celui qui vient après. Celui pour lequel la perfection de son jeu ne suffit plus à couvrir entièrement ses arrières. Celui qui, rétrospectivement, renaît dans ses larmes australiennes.

En ce début d’année 2009, on comprend que tout peut s’écrouler à tout moment. FedExpress a beau compter 13 Grand Chelem à son palmarès, à présent, il va falloir se battre pour l’actualité de son règne. Dénuée de son caractère d’évidence, l’Histoire ne s’écrit plus toute seule. La contingence a infiltré le monde du tennis.

Ses fans le réalisent alors, cette insupportable souffrance, cette étrangère que personne n’a sonnée, il va falloir l’apprivoiser. Elle fait désormais partie du décor.

On souffre contre Haas et Del Potro à Roland-Garros 2009, on souffre aussi fort que Roddick s’accroche à son rêve évanescent un mois plus tard à Wimbledon. Avec ses 15 titres majeurs, Federer est parvenu au sommet de l’Olympe et nous, on réalise enfin le prix des choses. D’autant plus que par la suite, on va continuer de souffrir. De ses absences, de cette disette longue de cinq ans en Grand Chelem, de la fin de l’unanimité de son rang dans le classement des immortels, …

Ce qui est particulièrement difficile avec Federer, c’est qu’il nous laisse souvent seuls avec notre souffrance. Quand il perd, il relativise et range ses émotions au fond de lui-même (excepté durant cette conférence de presse amère à l’US Open 2011). Combien de fois ai-je souhaité le voir rager, mettre des mots sur le mal qui nous ronge nous après l’une de ses défaites à lui, valider nos raisons d’en vouloir à la terre entière ? Roger, plains-toi, fustige le sort comme Lewis Hamilton à Abou Dabi, explose comme Mourinho contre les arbitres, noircis ton regard et rejoins-nous dans nos bas instincts !

Federer a passé un pacte avec le sublime

Pourtant, à cette souffrance, je lui dois beaucoup. Elle rapproche. Je n’ai jamais autant souffert devant une télévision que lors de la finale de Wimbledon en 2019. 4h57 de supplice. D’ordinaire source de plaisir, les coups gagnants ne provoquaient qu’un soulagement relatif, aussitôt dissipé par l’imminence d’un nouveau point à jouer. Chaque revers pouvait se voir mortellement embrassé par le filet, chaque coup droit pouvait ne pas être suffisant. Dans ce match-là, de la crainte, rien que de la crainte.

Et puis viennent ces fameuses balles de match. La deuxième surtout. 8–7, 40–30 dans le dernier set. Un service, un coup droit d’approche et une montée au filet, horrible, complètement à contre-temps. Mais c’est que Federer a passé un pacte avec le sublime depuis le début de sa carrière et cette finale homérique ne peut se conclure autrement.

À Church Road, à 37 ans, avec un 9e Wimbledon en ligne de mire, impossible de spéculer sur une faute directe de son adversaire. Dans une société qui prône une efficience tout ce qu’il y a de plus violent, dans un monde où les drapeaux des artistes sont en berne, Federer s’apprête à rendre un ultime hommage au beau en concluant à la volée. Un hommage indirect à des décennies de service-volée qui ne sont plus, sur la pelouse du All England Club. Le triomphe de rêve.

Sauf que le réel engloutit l’onirique et Djokovic transperce Federer sans ambages. Le retour sur terre est brutal et la suite, on la connaît : elle est d’une infinie souffrance. Cette balle de match tourne en boucle dans les têtes des fans de Federer depuis trois ans et le sens de cette défaite est toujours aussi insondable.

En 2006, l’écrivain David Foster Wallace avait pour une fois décidé d’écrire quelque chose de lisible dans sa carrière et avait pondu un texte de 7000 mots dans le New York Times : “Roger Federer en tant qu’expérience religieuse”, ça s’appelait. Le religieux a toujours brillé pour proposer des explications à ce monde incongru et c’est peut-être vers lui qu’il faut se tourner pour donner du sens de ce Wimbledon 2019. Ce jour-là, tout s’est joué dans les hautes sphères de la métaphysique et je décrète que l’Histoire a été lâche. Elle a pris un contre-sens. C’est la seule explication possible au-devant de ce torrent d’absurdité.

À moins que cette défaite ridicule n’ait eu pour but de rapprocher Federer des siens. Malgré ma peine, je n’ai jamais autant aimé Roger que ce jour-là. Il y a des douleurs qui unissent plus qu’elles ne divisent. Oui, ça c’est une explication qui ça a du sens. Ça me plaît bien. Mais tout de même, cette foutue balle de match…

Elias Baillif

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